Je vous avais promis de raconter l’histoire du dernier habitant d’Opont, le seul qui avait résisté à l’épidémie de peste. En réalité, Télesphore Dautrepont était cantonnier du village et aussi fossoyeur à ses heures. Durant son adolescence, il avait souffert d’une jaunisse. Bien que guéri, il avait gardé quelques séquelles ; une couleur de peau plus jaune que rose et une maigreur qui lui faisait rentrer les yeux dans les orbites et ressortir son squelette où toute trace de graisse était absente.Le bourgmestre de l’époque, malicieux, choisit Télesphore quand il dut remplacer l’ancien cantonnier. Lorsqu’on lui demandait pourquoi il avait fait ce choix, il répondait invariablement qu’il avait la tête de l’emploi.Mais les vraies raisons de sa préférence étaient les qualités de Télesphore : consciencieux, courageux, aucune tâche ne le rebutait. Il s’avéra que c’était un excellent choix. Le jeune Dautrepont nettoyait les caniveaux de la commune, placardait les avis du maire, jetait du sable sur les trottoirs les jours de verglas, coupait les chardons le long des chemins communaux, dégageait les branches tombées dans l’Our, rebouchait les ornières sur les routes, creusait les tombes, enlevait les mauvaises herbes ou les fleurs fanées dans le cimetière. Il lui arrivait même de préparer les morts afin qu’ils soient présentables dans leur cercueil.Au moment de la terrible épidémie de peste en 1635-36, il avait fort à faire car il fallait creuser, chaque semaine, trois à cinq nouvelles tombes. Mais jamais il ne se plaignait. Pourtant il dut enterrer à quelque semaines d’intervalle, sa vieille mère, veuve depuis dix ans, son unique sœur, son beau-frère et leurs deux petits-enfants.Le 6 janvier 1637, Télesphore inhuma le vieux Joseph, l’avant dernier habitant du village, menuisier de son état. Comme le curé était mort le mois précédent, qu’il n’y avait plus, depuis belle lurette, d’enfants de chœur, Télesphore dut se charger de tout : creuser la tombe, placer Joseph dans un cercueil - ironie du sort, fabriqué par le malheureux Joseph lui-même -, transporter le corps jusqu’à l’église Saint Remacle dans laquelle régnait un froid de canard, dire quelques prières et recommander Joseph au créateur, brûler l’encens et balancer l’encensoir autour du cercueil, transporter celui-ci jusqu’au cimetière attenant à l’église, le descendre dans la fosse, le recouvrir de terre, y placer une croix et une branche de houx, refermer la porte du cimetière, verrouiller la porte de l’église.Après cela, épuisé, Télesphore rentra chez lui, ranima le feu dans la cheminée, se servit un verre de « goutte » et s’assit dans son vieux fauteuil. Pour la première fois de sa vie, il se sentit affreusement seul, désespéré. Qu’allait-il pouvoir faire, maintenant qu’il n’y avait plus de mort à enterrer, de maire pour lui donner des ordres ou pour le payer, … Comment se faisait-il que tout le monde autour de lui soit mort de la peste et pas lui ? Il vida le reste de la bouteille d’alcool et se coucha.Le lendemain, il prit sa charrette et y attela les deux chevaux du père Joseph. Il y chargea 8 gros sacs de grains qui se trouvaient dans l’étable et attacha à l’arrière de la charrette les deux dernières vaches de Joseph. Il n’avait pas le sentiment de voler quoi que ce soit dans la mesure où tous les héritiers du menuisier étaient eux-mêmes décédés. Télesphore rentra chez lui, fit des paquets de tout ce à quoi il tenait, les entassa sur le chariot en emportant ses maigres économies ainsi que quelques pièces d’or ramassées chez Joseph.Et il partit vers le sud, en direction de la France où on lui avait dit que le climat était plus doux. Comme il était courageux, il finirait toujours par trouver du travail. A Bouillon, il rencontra un bûcheron de Paliseul à qui il dit qu’il allait vers Reims pour rejoindre le chemin de Compostelle. Il comptait suivre la route marquée par les dessins des coquilles Saint Jacques.Plus personne n’entendit plus jamais parler du dernier cantonnier d’Opont, jusque …En 2005, j’étais en vacances dans le pays basque. La matinée avait été pluvieuse, grise car les nuages, piégés par la montagne, semblaient prisonniers des Pyrénées. A l’entrée du cimetière d’Espelette, une plaque commémorative en pierre était fixée sur un mur d’enceinte. Elle avait été récupérée sur une tombe disparue depuis longtemps. Elle indiquait : « A Télesphore Dautrepont (Opont 1587 – Espelette 1668), la municipalité reconnaissante ». Croyez-moi, cela m’a donné un pincement au cœur. Alors, j’ai prié pour Télesphore. Et comme par enchantement, les rouleaux de strato-cumulus se déchirèrent et le soleil profita de l’éclaircie pour illuminer le cimetière d’Espelette.
Source: Opont et sa région - Contes, légendes, histoires vraiesFacbook: https://www.facebook.com/groups/789916601743987

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